Transexuels, IVG et drogue : l’Uruguay, un pionnier social ?

8 Juillet 2013



« L’Uruguay a été avant-gardiste en matière de droit de la femme et de législation sociale en général, aujourd´hui il existe des initiatives assez avant-gardistes », déclare Rafael Bayce, docteur en sociologie et sciences politiques. Ce pays latino-américain se démarque de ses voisins par ses avancées sociales. Il est le premier du continent sud-américain à abolir la peine de mort en 1907, à légaliser le divorce par la seule volonté de l’épouse en 1913, et à mettre en place le vote des femmes en 1927.


Manifestation pro-avortement devant le Parlement de Montevideo, 25 septembre 2012 | Crédit photo -- AFP
Manifestation pro-avortement devant le Parlement de Montevideo, 25 septembre 2012 | Crédit photo -- AFP
Ce début du XXIe siècle s’inscrit dans la même lignée avant-gardiste pour l'Uruguay. D'après Rafael Bayce, c’est parce qu’« il y a eu de tout temps, au sein des partis, des courants politiques aux tendances progressistes qui sont parvenus à obtenir des majorités temporaires ». Les avancées sont encore plus nettes depuis l’arrivée au pouvoir du Frente Amplio (« Front Élargi » de gauche) en 2004, puis de celle de l’ancien guérillero José « Pepe » Mujica Cordano à la présidence de la République en 2009. Si l’on regarde les autres pays d’Amérique du Sud ou même du monde, l’Uruguay est en avance dans sa législation concernant l’identité sexuelle, l’avortement ou encore la drogue.

Du mariage homosexuel à l’état civil des transsexuels

« L’Uruguay a une longue tradition d’avant-garde en faveur des droits des minorités, une volonté d’avancer rapidement sur ces questions, et une culture politique progressiste et laïque », rappelle Adolfo Garcé, professeur de sciences sociales à l’Universidad de la República de Montevideo.

En 2007, le Sénat uruguayen a légalisé l’union civile entre couples homosexuels (Ley de Unión Concubinaria, équivalent du PACS français). En 2009, il a accordé le droit à l’adoption (40 voix sur 53). L’Uruguay est le premier pays du continent à prendre de telles mesures. En août 2009, le Sénat est allé encore plus loin en votant une loi en faveur des transsexuels. Avec 51 voix sur 53, il a approuvé le changement d’état civil des transsexuels, âgés d’au moins 18 ans, qui peuvent désormais modifier leur nom et leur sexe sur leurs papiers d’identité. Cette loi a pour objectif que « l’état civil soit conforme à l’apparence physique », puisque « chaque personne a droit au libre développement de sa personnalité conformément à l’identité de genre qui lui est propre, quel que soit son sexe biologique, génétique, anatomique, morphologique, hormonal ». En 2012, l’Argentine a suivi l’exemple de son voisin en reconnaissant ce même droit. L’Uruguay précède la France de quelques semaines au sujet de l'union civil pour les couples de même sexe. En avril 2013, l’Uruguay devient ainsi le douzième pays du monde à adopter le mariage gay. La loi a été votée à 71 voix contre 21 à la Chambre des députés. Comme l’explique une élue socialiste uruguayenne dans le quotidien La Republica, « la base de la famille, c’est l’amour, et l’amour n’est ni homosexuel ni hétérosexuel ».

L’avortement, un long débat

En 2008, l’Assemblée uruguayenne présente un projet de loi visant à légaliser l’avortement pour mettre fin à la loi en vigueur depuis 1938. Celle-ci interdit toute interruption volontaire de grossesse sur simple volonté de la femme, prévoit une peine de neuf mois d’emprisonnement pour la femme qui aurait demandé et subi illégalement l’IVG, et de vingt-quatre mois pour le praticien. Malgré le nombre important de citoyens favorables à la proposition de loi (entre 57 et 63 %), le président de la République en fonction à ce moment-là, Tabaré Vázquez, a posé son veto « pour des raisons éthiques ».

Le 17 octobre 2012, les sénateurs uruguayens approuvent finalement la dépénalisation de l’avortement, mais sous certaines conditions. L’IVG ne peut être pratiquée que lors des 12 premières semaines de grossesse. Pour que cela soit possible, la femme doit d’abord effectuer sa demande auprès d’un médecin, ce qui entrainera son suivi par trois professionnels (gynécologue, psychologue, travailleur social) pour lui faire prendre conscience des risques possibles de l’avortement et des choix alternatifs, comme l’adoption. Elle disposera de 5 jours de délai pour confirmer ou infirmer son choix. Seuls les cas de viol ou de dangers concernant la santé de la femme et du fœtus font figure d’exception : l’avortement est alors autorisé au cours des 14 premières semaines de grossesse.

Cette nouvelle loi, proposée par José Mujica durant de sa campagne électorale, a pour objectif de protéger la vie de la femme et de son fœtus, bien souvent mis en danger dans le cadre d’avortements illégaux. Bien qu’aucune statistique sur l’avortement illégal en Uruguay n’existe, le nombre de cas, avant 2012, aurait été estimé à 30 000 par an. Après Cuba en 1995, Puerto Rico et la ville de Mexico en 2007, l’Uruguay est désormais le quatrième territoire latino-américain à avoir dépénalisé l´avortement ; il poursuit ainsi ses progrès en matière de droits et place des femmes dans des sociétés encore fortement marquées par les inégalités hommes-femmes.

Vers une légalisation du cannabis ?

Le 20 juin 2012, le gouvernement de José Mujica a présenté un projet de loi visant à légaliser la production et la vente de cannabis pour en faire un monopole d’État. Ce projet a engendré une polémique considérable non seulement au sein de la société uruguayenne, mais également sur le plan international, car aucun pays n’a actuellement proposé une telle mesure. L’objectif serait de faire disparaître, dans la mesure du possible, le marché interne de marijuana. Ce commerce illégal représente aujourd’hui 75 millions de dollars, et engendre une recrudescence des meurtres liés à des règlements de compte entre « délinquants », selon les dires du ministre de la Défense, Eleuterio Fernández Huidobro. Ce dernier ajoute qu’il s’agit d’« un symptôme manifeste de l’apparition de phénomènes qui n’existaient pas auparavant en Uruguay ».

De janvier à mai 2012, 133 homicides liés au trafic de drogue ont été dénombrés, soit une augmentation de 70 % par rapport aux 76 dénombrés sur la même période en 2011. Toutefois, la détention et la consommation de marijuana sont dépénalisées depuis 2000. La nouveauté qu’offrirait la nouvelle loi en légalisant la consommation de marijuana serait d’éviter l’existence d’un marché parallèle et de placer la production et la distribution de cannabis « sous contrôle exclusif de l’État ». Ainsi, la qualité de la drogue serait reconnue, et aurait des effets moins dévastateurs sur les consommateurs qu’une drogue bon marché.

Le ministre de l’Intérieur, Eduardo Bonomi, précise dans un entretien accordé au Monde qu’« il n'est pas question que l'Uruguay se transforme en un pays producteur et distributeur de drogue, mais que l'État contrôle et régularise le marché ». Il ajoute que le pays a « une tradition libérale », et qu’« il a dépénalisé, dès le début du XXe siècle, la consommation d’alcool, la prostitution et le jeu ». Le projet de loi en question permettrait donc aux particuliers de cultiver six plants de cannabis maximum pour leur propre consommation, et ce après avoir obtenu une autorisation auprès de l’Institut National du Cannabis (INCA), chargé de veiller à la qualité des plantations. Cependant, les particuliers n’auront pas le droit de commercialiser leur drogue, et seul l’État, par l’intermédiaire de l’INCA, pourra vendre la marijuana, permettant ainsi aux particuliers d’en obtenir jusqu’à 40 grammes par personne et par mois. Dans ces points de vente légaux, le consommateur ne sera autorisé à acheter de la drogue qu’après avoir suivi un entretien personnalisé l’informant des dangers liés à la drogue. Enfin, le projet propose la création d’une commission chargée d’évaluer les conséquences de la dépénalisation du cannabis dans la société.

L’amélioration du bien-être de la société doit-elle passer par la légalisation de la consommation de drogue ? Tel est le sujet de la polémique suscitée par un tel projet, et à laquelle Eleuterio Fernández Huidobro répond : « Nous pensons que l’interdiction de certaines drogues pose plus de problèmes au sein de la société que la substance proprement dite ».

Quelle est la position de l’Église face à ces législations ?

Pourquoi une telle question ? Parce que le continent latino-américain est encore fortement marqué par la religion catholique. L’Uruguay, pays laïc depuis 1918 et dont la Constitution garantit la liberté de culte, est un pays composé de 66 % de catholiques, contre 2 % de protestants, 1 % de juifs et 33 % de non-pratiquants ou de personnes pratiquant d’autres religions. Pour le sociologue Rafael Bayce, il est ainsi « assez surprenant que l’Uruguay se trouve en première ligne sur ces combats, car c’est un pays avec une structure très conservatrice et une moyenne d’âge élevée ». Dans une interview au Nouvel Observateur, son confrère, le sociologue Felipe Arocena, explique cela par « le poids de l’Église qui est moins important que dans d’autres pays du continent ».

Il y a peut-être derrière ces mesures parfois révolutionnaires, une volonté de se distinguer des voisins argentins et brésiliens, ces pays écrasants et de grande envergure, depuis longtemps menaçants pour le petit Uruguay. Et si des personnalités publiques, tel que Jean-Luc Mélenchon suite au vote de la loi sur l’avortement en Uruguay, en vient, dans un entretien à l’AFP, à saluer une « société très avancée » qui a eu le « courage d’aborder de front ce thème qui constitue l’angle mort des révolutions démocratiques » sur le continent, alors c’est peut-être une opération réussie…

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